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Il y a quelques années, j’ai une révélation. Je me suis dit que pour bien travailler, il me fallait de bons outils. Comme quoi, certaines révélations sont d’une affligeante banalité. Du fait de ma mission commerciale d’alors, je me devais de beaucoup circuler (c’est du moins ce que j’imaginais). Un smartphone de qualité s’est alors imposé comme une évidence. J’y voyais un moyen de communiquer de n’importe où, n’importe quoi, n’importe quand. D’être joignable, d’avoir toutes mes présentations, mes documents à disposition et ces 24 heures sur 24. Très naturellement, j’ai acheté un iPhone (et l’abonnement qui allait bien). J’ai justifié cet achat conséquent par l’importance de ma mission. Et puis accéder à un iPhone, c’était également accéder un statut, atteindre un certain statut social. Ça me semblait vraiment « super cool » ! Et d’une certaine façon ça devait l’être. Surtout pour Apple et son indécente grille tarifaire.
A l’époque, les iPhones n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui mais c’était quand même un investissement conséquent. De plus, acheter Apple a toujours été une vraie expérience. Tout ceci n’était peut-être qu’une excuse pour me donner bonne conscience et m’offrir le dernier joujou à la mode. Donc, acheter un produit Apple s’est imposé à moi comme une évidence biblique. Comme un drogué face à une ligne de coke. Il suffit de s’attarder sur le packaging de l’iPhone pour s’en convaincre. L’objet, cette boîte digne d’un bijou hors de prix (brevet déposé par Steve Jobs lui-même) vous permettra d’évaluer le degré de manipulation marketing injectée dans tout ce qui entoure ce produit. Produit devenu, depuis, un « must have ». Car enfin, il est juste question de téléphoner !
Il n’empêche, mac addict depuis toujours, cette approche (typiquement Apple) par la productivité et le nomadisme me semblait naturelle et justifiée. Je me trouvais très malin, connecté et ainsi prêt à m’attaquer au monde du business qui n’attendait que moi (et ma pseudo modernité). J’ai donc très vite pris l’habitude de texter, emailer, répondre, appeler, calculer… Etc. Le tout en 1 et à longueur de journée, pris dans l’énergie de la surconsommation. Même si tout ça avait démarré sur une touche ludique… Au bout de quelques mois de cette frénétique utilisation, je me suis trouvé dans la spirale infernale de l’hyper-connectivité. Dégainant, pour un oui ou un non, mon outil de travail préféré. Joignable quoiqu’il arrive, je me souviens (par exemple) d’avoir été allongé sur une des plages du lac d’Annecy, pendant des vacances plus que méritées, réglant les détails d’une mission rémunératrice et staffant mon équipe à grands coups de SMS et d’emails. La tête dans mon téléphone, le corps sur la serviette de bain. L’image d’un chef d’entreprise sur la brèche et prêt à tout pour boucler un contrat d’envergure. J’essayais de projeter l’image que j’avais de moi-même. Encore un archétype d’une affligeante banalité. Là, au bout de quelques heures de plage et de téléphone, j’ai senti l’indigestion pointer son nez et la cuvette des toilettes qui allait avec. Le haut le cœur comme après avoir avalé trop de gâteau. Je n’y ai pas forcément prêté attention, sur le moment, du fait d’un déjeuner trop arrosé.
Un peu plus tard, j’ai utilisé mon téléphone en programmant un faux appel pour me soustraire à une formation trop longue et m’envoler pour l'Italie. Ce n’était pas mon plus haut fait pédagogique. J’avais oublié un engagement personnel pour en accepter un professionnel. L’appel faussement reçu devait m’annoncer que mon fils était très malade et qu’il me fallait réagir dans l’instant. Je ne crois pas que mes stagiaires m’en aient voulu. L’organisme de formation, sans doute un peu (puisque je n’ai jamais vraiment retravaillé pour eux) ! Je pourrais citer des dizaines d’exemple (ou plutôt d’excuses) que m'a fourni mon iPhone 4. Jusqu’à bloquer systématiquement certaines personnes à qui je devais de l’argent ou quelque chose. Pas très glorieux non plus, mais au combien pratique. Les usages téléphoniques rentraient en collision avec le côté sombre de la Force.
Au fil du temps, j’en suis venu à ne plus décrocher quand je ne reconnaissais pas ou que je reconnaissais trop bien le numéro. Là où, par le passé, je ne filtrai pas. Peu à peu, je suis devenu injoignable et l’on m’envoyait des e-mails pour s’assurer de ma disponibilité téléphonique. On prenait des rendez-vous téléphoniques par écrit. Je trouvais ça assez cool (aussi). Le type sur la brèche en permanence, le businessman injoignable mais tellement important. La tête à claque que l’on ne veut plus appeler mais avec qui l’on doit faire.
Au contact de mon téléphone J’ai ressenti de plus en plus souvent ce dégoût physique. Montant du tréfonds de mes entrailles, cette indigestion téléphonique. A tel point, que le soir venu, il m’était de plus en plus difficile, voir impossible, de décrocher mon smartphone pour appeler mes amis et mes proches. Une sorte d’overdose diurne de communication commerciale. Car en plus des messages et sms quotidiens, je me servais également de mon iPhone comme d’un rempart contre les autres. Au contact d’une situation de vie inconfortable : attentes, queues, lignes diverses… etc. Je dégainais mon téléphone et consultait mes mails et envoyait des SMS. Des mails constitués, la plupart du temps, de spams pour le Viagra ou pour un nouveau programme immobilier. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Il suffit d’observer une jeune fille en train d’attendre, exposée aux regards de tous. Elle aura comme première réaction de pianoter plus ou moins nerveusement sur son smartphone. Profitez-en pour observer ses yeux. La plupart du temps, son regard se soustrait au monde et sa posture nous apprend qu’elle n’existe plus dans notre dimension. J’ai suffisamment d’empathie envers mon prochain pour regretter que ce type de situation produise (chez un individu lambda) autant de mal être et de faux semblants. Le téléphone est l’équivalent de la couverture d’invisibilité si chère à Harry Potter. Sauf que ce n’est pas une couverture et que vous n’êtes pas invisible. A l’usage, on découvre que le téléphone vous isole et vous fait oublier que d’autres vous entourent physiquement. Ce qui permet à certains d’hurler dans le combiné sans se sentir particulièrement mal en public. Pour peu que vous ne parliez pas la même langue et vos dernières inhibitions sautent. Prenez le métro parisien vous y trouverez de frappantes illustrations de ce paradoxe vivant : je communique bruyamment pour faire exister le silence autour de moi. Est-ce un mal ? Non, je ne le crois pas. Au pire un effet collatéral de ce qui s’annonce comme un nouveau mode d’interaction. Etre interrogeable en permanence. Comme un shaman du XXIe siècle. Car le téléphone souligne que votre « avis » compte et ce à toute heure de la journée (et de la nuit ?). Pourtant je parie qu’un jour, les « gens » arrêteront d’embêter les autres avec leur téléphone portable.
Si décrocher inopinément son téléphone est redevenu malpoli (tant mieux), texter ou répondre à ses mails à l’arrache, sur son portable, lors de conversations avec des tiers ne l’est plus. J’ai autour de moi, quelques spécimens qui ne peuvent pas se retenir. J’ai donc souvent l’impression d’être une source de monotonie (au mieux) ou d’un mortel ennui (au pire). Soit ce qui les entoure (dont moi) ne les intéresse pas, soit les mails qui arrivent sont potentiellement un problème d’importance à résoudre dans l’instant pour éviter d’être top vite débordé. On est donc forcément seul face à sa mission et répondre immédiatement peut vous sauver la vie et faire baisser le niveau de stress induit. Vous êtes seul dans votre travail et vous devenez seul en public. Le téléphone ne fait que souligner ce vide abyssal qui accompagne la communication en entreprise ! Communication qui oublie (par exemple) le présentiel et la métacommunication pour privilégier la voix désincarnée et l’écrit synthétique. On essaie d’être factuel, on en devient inintéressant. Et je ne vous parle pas des messages déshumanisés qui oublient le « s’il vous plaît », le « merci » et d’autres questions basiques propre à notre condition. En vérité, peut-on faire l’économie d’un « J’espère que tu vas bien », dernier message d’espoir ? Nous ne sommes que des Hommes… Et heureusement nous existons encore.
Overdose donc de smartphone (voir dépression post-connectée) et me voici à regarder (le moins possible) l’écran de mon téléphone, le regard vide, l’haleine chargée, en espérant que rien ne s’affiche dessus. Je ne peux plus texter, téléphoner, Skyper, Whatshapper… Surtout, je ne veux plus de messages. Je n’ai pas la force d’y répondre… Et ma messagerie téléphonique et son macaron rouge affiche 67 messages non écoutés. Je veux juste éteindre ce maudit téléphone. Je veux juste m’éteindre, moi aussi. Même la multitude d‘applications téléchargées par le passé (et qui avait si fière allure sur mes multiples écrans) ne fait que souligner un peu plus mon manque d’intérêt. Il faut payer, subir de la publicité sans broncher, affronter de désastreuses ergonomies ou l’absence de réseau. Apple avec son app. Store est le seul à avoir réussi la monétisation d’internet. Là où, ailleurs, la consommation des mêmes services est quasiment gratuite. Quand vous tenez enfin la perle rare applicative (après des mois de recherche et d’essai), il est temps de changer de devices ou d’Ios. Souvent, nos applications préférées n’y survivent pas.
Je pourrais également vous décrire les stratégies d’obsolescence programmée mise au point par Apple (et toute la bande) qui rend systématiquement votre téléphone inutilisable au bout de plus ou moins trois ans. Le temps qu’il me faut pour m’y habituer. J’ai ainsi, dans mon musée personnel, un iPhone 2 et un 4 en parfait état de marche mais qui ne peuvent plus être remis à jour, ni synchronisés… Donc prêts pour la poubelle. Cette stratégie ne fait que renforcer le sentiment d’immédiateté et d’inutilité induits par tout ce cirque téléphonique. Je sais, nous vivons dans un monde où le capitalisme a gagné en s’attaquant à notre essence d’humain : la Communication a finalement plus de valeur que les biens manufacturés.
Aujourd’hui, je ne supporte plus physiquement le téléphone sous toutes ses formes. Mon smartphone me rend malade. Il me faudra du temps pour récupérer l’envie d’interagir à distance. Plus grave, je ne crois pas être le seul dans ce cas et nos relations sociales s’en trouvent globalement détériorées. Je me suis donc mis sur la touche dans cette course à la macro information sans importance, au verbiage numérique, au « bruit » digital. Car à trop vouloir communiquer, on en oublie les effets secondaires et le prix réel à payer. Plus je communique moins j’existe… Dans la Réalité. L’iPhone créée une nouvelle forme d’aliénation, en voici les premiers symptômes.