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Je me suis toujours considéré comme un créatif. Bien que, sur la longueur, le terme se soit déprécié. Il sonne aujourd’hui comme un gentil qualificatif proche des loisirs éducatifs façon scrapbooking. Il fût un temps où sur un CV, « créatif » pouvait faire la différence et être un « asset » dans une carrière. J’étais, à mes débuts, créatif de publicité. Ma mission étant de pondre du concept avant de le mettre en images. C’est finalement « la mise en images » qui m’a vraiment fait survivre toutes ces années. J’imagine que chez les grands du marché, le créatif existe encore mais qu’on a dû le renommer, digitalisation oblige. J’opterai, aujourd’hui, pour « Planeur visuel » ou « Creative Advisor ». (Non, j’rigole).
Le créatif en publicité avait et a la mission de trouver des idées. Formulé de cette façon-là, ça ne sonne pas très sérieux. En réalité, quel que soit la fonction, le métier et le secteur, on attend de tout le monde, aujourd’hui, des idées et du concept… Et de la Créativité. Dans le cas précis du créatif publicitaire, il s’agit d’idées « orientées » qui sont utilisables commercialement, déclinables et vendeuses. Car pour vendre, il faut avoir… Plein d’idées nouvelles et attrayantes. Bref, on doit séduire le chaland.
Le créatif doit « pondre » du concept au kilomètre… Quel que soit les conditions atmosphériques ou l’état de sa cervelle au lendemain d’une soirée trop arrosée. En théorie la démarche peut paraître facile mais en pratique elle tourne vite au drame humain. Imaginez, on est lundi matin, 9h14. Votre N+1 attend de vous (à 10h) un brillant concept pour commercialiser une offre d’assurance décès ciblée sur une population de 45 /75 ans. D’ailleurs, il l’a promis à son client. Vous êtes créatif et vous avez 22 ans. Soit vous avez pris des substances illégales dès la veille au soir (histoire d’être chaud brûlant), soit vous êtes schizophrène et vous avez la faculté de rentrer dans le personnage ciblé (ou d’en sortir). A 22 ans que sait-on vraiment du besoin de capitaliser et de laisser un petit quelque chose à sa descendance ?
Créatif junior, il m’est arrivé de travailler, par exemple, sur la commercialisation de cathéters, sur le design des capots de machines d’analyse de sang ou sur la publicité pour des cosses d’haricots sensés faciliter les règles de la gente féminine. Pour cette dernière, j’ai remercié Dieu d’avoir 3 sœurs. Nous avons aussi été interrogé pour refondre la maquette d’un journal sado-maso et mis en page un traité de dermatologie quant aux nouvelles maladies de peau apparues chez les SDF (du fait de leur longue station sur les grilles d’aération du métro, en hiver. Nous avons travaillé pendant des années sur un collyre aux effets particulièrement apaisant. Enfin, sur une signalétique dédiée junky (et population à risque) pour pouvoir se procurer facilement et gratuitement des seringues neuves et des capotes non utilisées. Peut-on être mentalement préparé ? Peut-on vraiment se mettre à la place de la cible potentielle ?
Dans le film « Ce Que Veulent Les Femmes » (Nancy Meyers, 2000), dans la scène d’ouverture, Mel Gibson incarne parfaitement cette problématique en essayant de tester, in situ, les produits qu’il doit marqueter : bas et maquillage compris. Il m’est également arrivé d’œuvrer pour des marques comme Valoris ou Business Object et ce pendant des années sans jamais vraiment comprendre de quoi il s’agissait. En même temps et pour être honnête, tout le monde se fout des bases de données. Moi aussi, surtout à l’époque.
Le créatif doit-être doté d’un superpouvoir pour surmonter la distance qui le sépare de l’univers qu’il doit investir. Ce pouvoir magique est, à mon avis, la Curiosité. L’insatiable curiosité qui vous fait vous demander, en permanence, « pourquoi ? ». Je suis resté quelques mois en fac de Philo. La seule chose que j’ai apprise, c’est que le questionnement est une démarche plus riche que les réponses que vous pouvez trouver. Une fois les bonnes questions posées, Le reste est du vécu et une solide expérience de la vie. Mais à 22 ans, tout cela reste très relatif. Egalement, créer une connexion émotionnelle avec la marque sur laquelle vous travaillez est plus qu’un lieu commun, c’est une nécessité vitale pour les créatifs de tout âge. Le terme « créatif » mignon et inoffensif est en réalité très éloigné de la cruelle réalité. Là, seul un total « je m’enfoutisme » à la Octave dans 99 Francs peut vous permettre de survivre et de surmonter votre expérience et votre inaptitude.
Il faut comprendre son client, mais bien plus encore le « ressentir de l’intérieur ». C’est à dire se mettre à sa place pour assimiler les raisons qui le pousse à prendre la parole via la promotion publicitaire. C'est plus qu’une démarche objective, c’est une capacité à ressentir l’intangible : les non-dits, les tabous et tout ce que le marketing aimerait gommer ou faire disparaître. Je peux voir la couleur du karma de mes clients, elle change au grès de leurs humeurs et de la courbe de leur vente.
Parfois, à force de trop bien comprendre qui est son client, on décide de l’emmener bien au-delà de ce qu’il est en capacité de supporter créativement. Là où il devrait vraiment aller. Cet endroit ou la communication prend véritablement du sens et où l’on ose sortir de ses habitudes. Au risque de se prendre une tôle (qui en général ne tarde pas et fait assez mal). Cette expérience, je l’ai vécue à plusieurs reprises. Je me souviens d’une prospection pour l’identité visuelle du Midem (en 2000). Nous avions un vrai concept graphique, une vraie idée ludique, graphique et dans l’air du temps. Nous avons même investi dans un visuel aidé par un camarade photographe de talent. Tout était aligné et je n’ai jamais douté de notre victoire finale. Mais la prise de risque était trop grande pour notre prospect. Nous l’avons presque supplié à genoux, mais rien n’y a fait ! La maturité en communication d’une marque ou d’une entreprise est toujours très difficile à évaluer. Idem d’une campagne de sensibilisation sur la Propreté à l’attention des jeunes d’une municipalité (dont j’ai oublié le nom). Le rap « Daisy Flower », néo-hippy à la De la Soul émergeait et les fleurs revenaient à la mode. Nous avions joué sur des clichés du genre, mais le Maire n’a pas compris et nous a renvoyé nos boards dans la gueule. Idem d’une campagne d’affichage pour un concessionnaire VAG. Nous avions défini qu’il faisait partie d’une « nouvelle vague » de revendeurs et proposé une photo rétro de Françoise Sagan sortant d’une Volkswagen comme visuel de campagne. Comme VAG, nous nous voulions smart et haut de gamme. On connaît la passion de Sagan pour les voitures de sport… Etc. Même si sur le moment, nous avions que c’était du lourd et que nous avions été « suppa » créatif nous n’avons pas réussi à créer cette connexion unique et nécessaire avec nos clients. Il n’y a vu qu’une vieille écrivaine et une photo en noir et blanc.
Voilà une autre dimension de la dure vie des créatifs, accepter qu’une idée apparemment bonne, voir très bonne, soit jetée à la poubelle et ce sans l’ombre d’un regret. D’un autre côté, à force de se considérer comme des génies méconnus, les créatifs restent, en général, inconnus. Là encore je pense à Octave dans 99 Francs et sa « géniale » campagne pour Madone. Si votre campagne n’interpelle que votre mère et votre meilleur pote, est-elle si géniale ? Faut-il vraiment une bonne dose d’intelligence pour vendre des produits qui ne le sont pas (intelligents) ? Au final, les cimetières sont remplis de gens qui se pensaient géniaux mais systématiquement incompris. Mais, à mon avis, Les génies inconnus ça n’existe pas.
Pour moi, Le terme « créatif » semble trop light alors que « créateur » me semble bien trop prétentieux. Les créatifs publicitaires ne sont pas des esprits libres qui créent en dehors de toutes contraintes. J’avancerai même que la contrainte est le combustible premier des créatifs et un passage obligé.
Pour avoir des idées « exploitables », il faut d’abord avoir une tournure d’esprit particulière et occulter la dimension morale de la démarche que l’on doit entreprendre. Le créatif est amoral et vit au pays de Oui-oui où tout est beau, où tout le monde est riche, jeune, beau et en bonne santé.J’ai fait travailler des hordes d’étudiants sur un brief pour une campagne TV/Affichage Nutella. Ce brief, par la magie de la toile, n’aurait jamais dû arriver jusqu’à moi car (s’il est authentique) il met en lumière très clairement que Nutella sait que son produit est nocif pour la Santé. Nutella ne fait jamais de la publicité directement pour ses produits (sauf dans les cas de Kinder Bueno, à la limite du scandale éthique) mais elle vend d’abord l’ambiance que peut induire l’utilisation de sa pâte à tartiner. Ce sont les parents, en général et en bons prescripteurs, qui achètent pour leurs enfants. Ils ont conscience que Nutella contient de l’huile de palme et d’autres douceurs toxiques mais ils souhaitent partager avec leur progéniture ces moments de bonheur familial qu’ils ont eux-mêmes connus plus jeune. Comme si le Bonheur pouvait se transmettre via un bocal en plastique et logo noir et rouge. Et comme la concurrence n’existe pas vraiment, Nutella devient par la magie du marketing, un produit « mythique ». Le statut « mythique » vous dédouane de toutes responsabilités. Vous êtes au-delà. Coca est mythique et mauvais pour la Santé, Nike est mythique et ses chaussures sont fabriquées dans des usines au fin fond du tiers monde… Etc. En faisant travailler mes apprentis créa sur le sujet, j’ai rencontré 2 attitudes et ce quasi-systématiquement. Un, tout le monde y va, la fleur au fusil, même si Ferrero reconnaît que son produit est mauvais. Peut-être que l’autorité qu’induit ma condition de prof ne permet pas de dire simplement « non ». Moi, à leur place, je n’aurai pas hésité… Deux, tous injectent, par la suite, une forme de second degré dans leur message publicitaire, histoire de soulager leur restant de conscience. Souvent, quelque chose de l’ordre de la référence commune qui a défaut d’être une rébellion pourrait être l’ébauche d’une sorte de fou rire partagé. Histoire de signifier qu’ils ne sont pas vraiment dupes quant aux valeurs morales qu’induisent ma demande. Tous sont prêts à devenir de vrais créatifs.
A l’époque où j’ai débuté, l’état d’esprit était tout autre. C’était cool de faire de la Publicité. Nous, on s’extasiait sur le « Ticket Chic, Ticket Choc », sur « Maggie, Maggie » et sur toutes les théories vaseuses autour du « Produit Star » qu’un Séguéla pas encore sénile avait mis au point pour vendre les services de RSCG. C’était léger et ça brillait. A l’époque, le gars se vantait de consommer les produits qu’il vendait. Il y a peu de chance qu’il n’ait réellement porté une chemise ou un costume acheté aux 3 Suisses. (3 Suisses qui n’ont d’ailleurs pas survécu). A-t-il conduit, une fois dans sa vie, une Citroën ?
Dans ce métier, très tôt, il faut comprendre son mode de fonctionnement créatif. Quels sont les « stimuli » qui vont nous mettre dans un état propice à la création. Je vous imagine me suggérer la drogue ou l’alcool. Pour l’avoir testé, ni l’un ni l’autre ne fonctionnent vraiment. Sur le moment, on a la nette impression d’être un Prix Nobel de Créa. Mais une fois la sobriété revenue, on a un peu honte de ce qui reste et des élucubrations immortalisées sur le papier. Pour ma part, j’utilise des dictionnaires. C’est mon arme secrète de créatif. La pureté du mot ou la bonne expression idiomatique ne manque pas de me donner des émotions et du bonheur. C’est comme ça ! Puis par analogie, je navigue de mots en mots, d’idées en idées. Parfois je m’arrête et je prends conscience que le concept est en train de naître, là juste devant mes yeux. Il me faut alors plusieurs jours d’incubation autour de cette intuition. Incubation qui se fait nuit et jour pour prendre une tournure définitive (et ce même aux toilettes). On n’est pas créatif juste aux heures de bureau. Parfois, le soufflet redescend aussi vite qu’il est monté car une phase de sélection s’impose. Evaluer la qualité de sa production est une étape nécessaire et douloureuse. Si un doute s’insinue quant à l’originalité de son concept… il vaut mieux laisser tomber tout de suite et éviter une forme même très lointaine de plagiat malheureusement inconscient (nous sommes « bombardés » d’image publicitaire toute la journée). Ensuite, il faut que mon idée réponde complétement à la question qui m’a été posée. Là aussi, le moindre doute n’est pas acceptable. J’ajouterai quelques conseils simples mais qui m’ont plusieurs fois sauvé la vie. Eviter l’humour trop mal partagé, viser le sourire plutôt que le fou rire, n’utiliser que des références universelles, éviter l’anecdotique ou la mauvaise référence. Une fois l’idée figée, la rédaction suit. Là, chaque virgule compte et la bonne accroche doit sonner parfaitement. Elle doit trouver sa propre musique interne et l’on évitera les négations, certaines allitérations, les approximations de sens… etc. Mais – là, il s’agit d’autre chose. Il est question de rédaction. J’ai à mon actif 2 romans (heureusement non publiés), 1 manuel technique, 1 pièce de théâtre, 1 recueil de poème (dont 3 ou 4 poèmes ont été publiés dans des revues spécialisés) et 1 synopsis de court-métrage ainsi que 1822 articles de blog. Je crois savoir (un peu) écrire. Même s’il me faut, à chaque fois, me défaire de mes tics d’écriture et trouver de nouvelles tournures. C’est sans doute un très bon sujet d’article à venir.
Une fois le concept défini, l’accroche écrite, reste le visuel. Moi, je suis cet ordre, mais rien n’est figé, à vous de voir. Le visuel ne doit pas être redondant par rapport à l’accroche mais par un subtil jeu de miroir compléter le propos. Sachant qu’il est de plus en plus compliqué de réaliser un visuel « sur mesure », il faudra se raccrocher parfois à de l’existant au risque d’être dans l’approximation ou la vague évocation. Plus que jamais, le créatif doit d’adapter aux contraintes et y trouver une vraie inspiration. On devra donc, parfois, partir du visuel pour trouver un concept qui va bien. On évitera ainsi le hors-sujet qui nous guette et qui est le plus grand écueil du créatif. Combien de fois, n’ai-je pas vraiment compris la question posée, souvent obsédé par le concept génial que je souhaitais imposer. Là, on apprend la dernière (et seule vraie ) qualité du créatif, l’Humilité…